J'ai découvert au fil du temps que la cartographie des langues est un outil essentiel pour comprendre le monde dans toute sa complexité. Et c'est dernièrement à la lecture d'un article sur le Soudan que j'ai compris à quel point l'ethno-linguistique est parfois un outil élémentaire pertinent.
La méconnaissance de certaines notions, comme l'ethno-linguistique, peuvent parfois induire en erreur les lecteurs.
Bien des fois, pour nous expliquer un problème, la géopolitique comme unique source d'information ou d'explication, devient la panacée. On absorbe sans rien remettre en question ce que veulent bien nous dire les grands réseaux d'information tels que l'Agence France-Presse (France), l'Associated Press (États-Unis) ou Reuters (Royaume-Uni). On nous dit certaines choses, vraies et édulcorées, mais en même temps certains éléments décisifs ne sont pas mentionnés. Une analyse de fonds est souvent occultée, un travail en profondeur est ignoré, on sort la même salade et pour finir, le lecteur est faussement orienté.
Exemple du Soudan.
Depuis quelques temps, je lis dans les grands médias qu'au Soudan, dans la région d'Abyei, une guerre pour le contrôle du pétrole se trame. Ou qu'une guerre de religion se déroule entre un Nord musulman et un Sud animiste ou chrétien. En fait, la guerre qui se trame est avant tout une guerre ethnique dont le pétrole est un enjeu de premier plan pour le Nord et la religion un critère anthropologique de second plan pour chacun des protagonistes. Mais écrire que c'est une guerre pour le contrôle du pétrole et une guerre de religion sans jamais aborder l'aspect ethnique revient à occulter l'origine même du conflit.
Pour vous en convaincre voici quelques cartes qui vous permettront de bien comprendre les tenants et aboutissants.
Que constatons-nous sur la carte linguistique du Soudan.
Dans la zone jaune à gauche sur cette carte, la région d'Abyei, située dans le bassin de Muglad, est un bassin sédimentaire de type rift qui contient un certain nombre d'accumulations d'hydrocarbures. Mais c'est surtout une région où vivent très majoritairement des Dinkas, les Dinkas Ngok plus précisément.
Ces derniers en mauve sur ma carte et sur la carte de gauche sont séparés des autres Dinkas qui vivent au Sud-Soudan. À la suite du référendum d'autodétermination organisé du 9 au 15 janvier 2011, le Sud-Soudan, en bleu sur la carte du haut, va accéder à l'indépendance le 9 juillet 2011, et ce vis-à-vis de la République du Soudan. Avec cette situation, les Dinkas Ngok ne souhaitent plus rester avec un Nord très arabisé et musulman. De plus, ils sont séparés des autres Dinkas qui vivent tous au sud de cette nouvelle frontière. C'est donc pour cette raison qu'ils ont demandé à travers un référendum à être rattachés avec le Sud-Soudan. Le problème est qu'ils sont sur un énorme gisement de pétrole. Et là est le problème.
Voici un autre argument qui confirme mon analyse. On constate sur la carte suivante qu'il y a du pétrole à plusieurs endroits le long de la frontière mais aucun autre conflit de cette nature n'est à signaler. Cela confirme que c'est avant tout un problème d'origine ethnique.
Petit historique de la région : Ethniquement dans cette région, deux ethnies coexistent depuis longtemps et se partagent les ressources et autres pâturages. Alors que les Messirias sont des Arabes Baggara, musulmans sunnites et identifiés comme des gens du Nord, les Dinka Ngok eux sont des Sudistes et identifiés comme Africains chrétiens ou animistes.
Côté économique, une exploration pétrolière a été entreprise au Soudan dans les années 1970 et 1980. Une période d'investissements importants dans l'industrie pétrolière s'est produite dans les années 1990 et Abyei est devenue un centre d'exploitation important. En 2003, Abyei produisait plus d'un quart du total de pétrole brut. Mais, les volumes de production ont baissé depuis et des rapports indiquent que ses réserves sont en voie d'épuisement. Cependant un oléoduc important, le Greater Nile Oil Pipeline, traverse aussi la région jusqu'à Port-Soudan sur la Mer Rouge via Khartoum. Le pipeline est vital pour les exportations de pétrole du Soudan.
Qu'est-ce que j'ai constaté à la lecture de quelques articles ? Mis à part quelques papiers de l'agence américaine The Associated Press, la plupart des journalistes écrivent l'article sans même évoquer la problématique sous l'angle du conflit ethnique. Ils privilégient la nouvelle plutôt sous l'angle d'un conflit dont le but est le contrôle du pétrole. L'aspect ethnique est pratiquement toujours absent, ou sinon de second plan. Quant au mot « Dinka », il est totalement absent.
Voici quelques exemples :
Radio-Canada : 100 000 personnes ont fui Abyei, à la frontière du Nord et du Sud-Soudan (Associated Press)
Dans L'Express : Le Soudanais Bachir accepte un retrait de la région d'Abyei (Reuters)
20minutes.fr: Soudan : Khartoum refuse de quitter une région du Sud-Soudan
On est donc en droit de se poser des questions sur les méthodes journalistiques.
Une critique acerbe du journalisme actuel produit par les grands médias
Depuis l'arrivée d'Internet, les sources alternatives d'information nous ont appris à nous méfier des grands médias. Comme un leitmotiv digne des régimes dictatoriaux, un même message se répète sans cesse dans ces grands média-mensonges dont les journalistes se confondent avec les bureaux de presse des gouvernements occidentaux, des corporations et autres lobbies. Une unanimité de propos est souvent diffusée par des médias de premier rang comme par exemple en France, aux États-Unis ou ici au Canada.
Les journalistes nous passent en boucle la même information officielle. Cette dernière est tellement répétée qu'elle en est vraie aux yeux même des journalistes [1]. D'ailleurs, ils ne semblent n'avoir aucune once de doute sur l'information qu'ils diffusent. Ils me font penser à ces prêtres qui nous parlent de Dieu sans l'avoir rencontré. Une foi inébranlable devant une source, dans tous les sens du terme, pure et emplit de vérités justes et divines. Les journalistes des grands médias semblent être des prosélytes à leur insu.
Et concrètement, que se passe-t-il ? Dans une critique du journalisme, François Ruffin nous révèle dans Les Petits Soldats du journalisme comment il a « acquis les réflexes de survie, pour intégrer les médias et gagner ses galons : recopier l’AFP, produire vite et mal, imiter les concurrents, critiquer les livres sans les lire, ne surtout plus penser, trembler devant sa hiérarchie. »
Avec humour, pour paraphraser Descartes, je dirais que : l’intelligence information toute faite, c’est la chose la mieux répartie chez les hommes journalistes parce que, quoiqu'il en soit pourvu, il a toujours l'impression d'en avoir donné assez, vu que c'est avec ça qu'il juge est payé.
Pour conclure sur cette critique, je dirais qu'il y a deux genres de journaliste : ceux qui connaissent bien leur sujet, et ceux qui sont bien payés [2].
Un autre exemple : l'Afghanistan
Prenons pour dernier exemple le conflit en Afghanistan. Il est primordial de savoir qu'on n'y parle le persan sous une variante dialectale appelée le dari. Langue principale des Hazaras, des Tadjiks et des Aïmaks, le dari sert de langue véhiculaire et culturelle dans tout l'Afghanistan. Le persan est aussi la langue officielle de l'Iran et du Tadjikistan et comprise par plus de 100 millions de gens. Une langue parlée aussi dans certaines régions d'Ouzbékistan et du Bahreïn. Vous comprenez ainsi que tous ces pays sont forcement liés culturellement et rattachés par une langue commune. (En jaune sur la carte)
Par conséquent, chacun peut déduire aisement que la géopolitique de l'Afghanistan sera toujours liée plus ou moins à l'Iran. Omettre de l'écrire dans le conflit afghan, revient à occulter un paramètre de premier ordre. De plus, la seconde langue apprise par les Pachtounes afghans est le persan (dari). La langue pachtoune, en rose sur la carte, est elle-même très proche du persan.
Par contre, pourquoi nous a-t-on parlé seulement des centaines de fois des Pachtounes ? Parce que les Pachtounes qui représentent 42% de la population et qui vivent pour une large part entre la frontière afghane et pakistanaise, (14 millions en Afghanistan et 35 au Pakistan) sont en contact rapproché avec les Talibans. Ces derniers disposent eux-mêmes de bases dans les deux pays. La collaboration des chefs des tribus pachtounes contre les Pachtounes pro-talibans étant un objectif avouable des États-Unis, une information succincte de la localité sera souvent décrite par les journaux. Mais qu'en est-il de la réelle géopolitique régionale ? Il semblerait qu'elle ne soit jamais vulgarisée aux lecteurs. Peut-être de peur qu'ils en sachent trop.....
En conclusion :
Je pense que si comme moi, votre connaissance du conflit soudanais est quasiment nulle, il y a peu de chance que vous remettiez en question les nouvelles sur ce conflit. Non pas qu'elles sont mensongères, mais plutôt dirigées et focalisées sur le conflit en lui-même. Une certaine description des enjeux qui concernent nos gouvernements nationaux ou nos entreprises occidentales est présentée mais pas forcément celles des protagonistes.
J'ai de plus constaté que la connaissance de la diversité ethno-linguistique est primordiale pour toute bonne compréhension des conflits. Elle est nécessaire à toute bonne analyse de situation et de réflexion.
La géopolitique n'a pas sa juste place dans l'information puisqu'on en prend que des bouts. Des concepts de base semblent être occultés afin que l'opinion publique occidentale se fasse une idée biaisée de la situation. On diabolise l'un ou l'autre, on tronque l'information dans le but de manipuler l'opinion publique. Nos intérêts financiers semblent être plus importants qu'une bonne vulgarisation de la situation.
Pour finir, j'espère vous avoir convaincu de lire mes cartes comme complément personnel d'information. Faites vous votre propre jugement et vous découvrirez par vous-même une autre géopolitique de base, comme tout expert. Moi-même, je ne compte plus le nombre de situations à travers lesquelles j'ai aussi découvert des peuples et des langues auxquels j'y associais l'actualité. Désormais, j'espère que vous connaissez un peu plus les « Dinkas ».
[1] : Sans être une référence de premier choix, rappelons également une citation de Hitler : « un mensonge répété dix fois reste un mensonge; répété dix mille fois il devient une vérité. »
[2] : un vrai journaliste est une personne qui est capable de poser toutes les questions, sauf les vraies. Sinon, il est viré pour incompétence. (phrase de mon cru)
Sources :
Les Petits Soldats du journalisme de François Ruffin (présentation par l’auteur)